Quatre cents ans séparent les Français d’aujourd’hui de ce chef de guerre, de sang européen, du XVII ème siècle qui fit d’ailleurs, mais bien plus tard, l’admiration de Napoléon, des militaires et des historiens de la III ème République. Cet homme, aux allures d’homme d’Etat et de stratège de premier ordre, est né le 11 septembre 1611 au château de Sedan. Bien que protestant de naissance, son nom est associé au service de la France avec Richelieu, Louis XIII et Louis XIV, aux querelles permises contre Mazarin lors de l’épisode de la Fronde, aux combats présents lors des guerres de Trente Ans (1618-1648) et de Hollande (1672-1678), et aux oppositions envers le ministre Louvois et le Prince de Condé. Issu, lui aussi, d’une famille aristocratique dont les origines françaises remonteraient au Haut Moyen-Age, Henri de la Tour d’Auvergne-Bouillon, appelé plus tard vicomte de Turenne, devient, au fil des années, le réorganisateur des armées royales, le vainqueur de Nördlingen (1645), de Dunkerque 1658) et de Turckheim (1675). Partagé dès son enfance entre la France et les Provinces-Unies, ce descendant de Guillaume le Taciturne (1533-1584) et du duc de Bouillon (1555-1623) incarne l’un des derniers vestiges de la noblesse d’épée, et de cette chevalerie des temps modernes, sortie très appauvrie, dans son ensemble, des guerres de religion. Après avoir hérité, dès 1657, d’un régiment de cavalerie dénommé « Colonel général », titre qui restera jusqu’au 1er janvier 1791, Turenne entend revoir progressivement le recrutement des officiers et les modalités d’exercice du commandement militaire des troupes en campagne, tout en y favorisant la création d’une armée de métier et un retour à la discipline au sein des unités. Certaines de ses idées heurteront pourtant Colbert (1619-1683), Louvois (1641-1691) et même Louis XIV (1643-1715), très attachés à leurs prérogatives politiques et aux facilités données à la noblesse de Cour, au point de lui refuser des nominations, de réduire une partie de ces attributions, et de faire prévaloir, dès 1673, les décisions des ministères et des administrations sur celles des officiers généraux. Agé de soixante-deux ans, Turenne n’incarne pourtant plus, comme dans sa jeunesse, aux côtés parfois du vainqueur de Rocroi (1643), ce sentiment de révolte nobiliaire contre les excès du pouvoir d’Etat. A la différence de son père, le duc de Bouillon, qui multipliait les intrigues contre Henri IV (1553-1610), Sully (1559-1641) et Marie de Médicis (1575-1642) jusqu’à sa mort en 1623, Turenne sert de plus en plus de conseil politique et militaire pour Louis XIV, jusqu’à y donner l’impression, parfois, d’un retour, aux côtés de Monsieur, aux anciennes pratiques héritées de la féodalité. Tel d’Artagnan (né entre 1611 et 1615) devant Maastricht en 1673, Turenne se situe en première ligne au milieu de ses soldats, et de son état-major, le 27 juillet 1675 à Salzbach. Sa mort, imprévue mais digne d’un héros de l’Antiquité, met le Royaume de France en deuil, et les hommes du régiment « Turenne-Infanterie » orphelins. Dans ses souvenirs de 1675, Madame de Sévigné s’en est fait notamment l’écho : « On dit que les soldats faisaient des cris qui s’entendaient de deux lieues, nulle considération ne les pouvait retenir ; ils criaient qu’on les menât au combat ; qu’ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, et de leur défenseur ; qu’avec lui, ils ne craignaient rien ». Cette affection portée par ses hommes à un général mort au combat renvoie aux travaux du grammairien Vaugelas pour la rédaction du Grand dictionnaire de l’Académie de 1639. Ces sentiments concernent en effet le renforcement des liens existants entre une noblesse et une communauté, vue précisément sous l’angle d’un peuple en armes mis au service, cette fois-ci, et au XVII ème siècle, des seuls intérêts de leur commandant et du roi Louis XIV. Cette disparition annonce pourtant le crépuscule d’une génération de serviteurs et d’hommes d’armes, habitée depuis le siècle précédent, par le sentiment de défendre librement tout ce qui pourrait, à cette époque, relever de la chose publique : un roi, une famille, une terre, une frontière. Malgré la disparition de Condé (1686) et de Vauban (1707), la présence de Maurice de Saxe (1696-1750) aux côtés de Louis XV à la bataille de Fontenoy en 1745 rappelle encore, près de soixante-dix ans après sa mort, les idées, le parcours et la personnalité de Turenne, très attaché malgré la Fronde à Louis XIV. Une manière aussi de rendre l’histoire, sur un plan épistémologique, cyclique et plus tragique, dans la compréhension des évènements entre ces deux périodes, cinq ans avant la disparition de Maurice de Saxe le 30 novembre 1750, située au plein cœur du XVIII ème siècle français et européen.
Paris, dimanche 11 septembre 2011